Jean-Pierre Ferland, la mort du Petit roi

13 days ago

Il avait une drôle de tête qui l’encombrait souvent, toute en dents et en sourire. Ajoutez ce besoin d’amour infini, cette émotivité à fleur de peau d’éternel anxieux, cette voix à la fois nasillarde et prenante qui s’était arrondie avec l’âge. Son répertoire inégal mais semé de perles tissa sa légende baroque entre deux pissenlits et trois cents poubelles. Disparu, Jean-Pierre Ferland, qui aura accompagné les pas de son peuple depuis l’aube de la Révolution tranquille. Après les ennuis d’une santé déclinante, l’auteur-interprète montréalais au grand rire est décédé samedi de causes naturelles, à 89 ans. Dans son âme et dedans sa tête, le petit roi de jadis s’est tu.

Jean-Pierre Ferland - Figure 1
Photo Le Devoir

Bien des Québécois connaissent par coeur les paroles de dizaines de ses compositions tant elles ont résonné partout au fil des décennies. Ils l’auront vu arborer à la boutonnière comme des fleurs de macadam ses faiblesses, ses passions, son amour des femmes et du public, ses talents de parolier, son éclectisme, ses revers de fortune. Si son romantisme appuyé et son côté cabotin en irritaient plusieurs, la générosité de l’homme, la qualité d’un grand nombre de ses textes, son charisme et la fièvre de la bête de scène rallièrent bien des coeurs.

Ceux qui ont assisté comme moi à son spectacle d’adieu en janvier 2007 au Centre Bell parmi 14 000 spectateurs, diffusé sur des écrans géants pour compenser la petitesse de la scène au loin, n’avaient pas eu droit à sa meilleure prestation. La voix lui manquait souvent. Mais ses adieux officiels à la scène émouvaient tout le monde. « Ma musique, mon trésor / est-ce que tu m’aimes encore ? » demandait-il avec une émotion palpable.

Photo: Les Francofolies de Montréal Jean-Pierre Ferland rebondissait sans cesse, prenait partout l’affiche, endisquant tant et plus.

Moins rockeur que Charlebois, en quête perpétuelle de renouvellement, il avait su sauter de l’influence française à la veine country, au folk, au rock, à la pop. Tour à tour mélancolique, endiablé, amoureux, fantaisiste, chantre urbain, entouré d’excellents musiciens. Ferland aimait enfourcher les vagues devant sa vue. Poète avec Vigneault, de la tête aux fesses avec Ginette et swinguez votre compagnie.

Son nom restera surtout gravé dans les mémoires comme celui qui créa ici un pont entre la chanson à texte et un art plus populaire. Le chantre des magnifiques Ton visage (reprise par Félix Leclerc) et Les immortelles franchissait en 1970 une sorte de Rubicon. Son album Jaune, dont il ne prévoyait guère le succès, fut un coup de tonnerre toujours vibrant dans les annales du patrimoine musical québécois. Ferland avait su brillamment y renouveler rythmes et thèmes au fameux studio d’André Perry. Et par-delà les chicanes avec les techniciens et les musiciens, ce mauvais moment d’enregistrement accoucha d’une montagne. Un triomphe ! L’année suivante, son vinyle Soleil posait un même regard en avant : « Si on s’y mettait », entonnait-il.

Jean-Pierre Ferland - Figure 2
Photo Le Devoir

Des années plus tard, quand le cinéaste Jean-Claude Lauzon, aussi direct qu’indélicat, lui reprocha en ondes d’avoir renié Jaune en adoptant « le style poodle », le coeur du chanteur s’est brisé. Faut dire qu’il a aimé porter le bonnet d’animateur télé au cours de la décennie 1980, à Station soleil et autres Tapis rouge. Trop obséquieux à cette enseigne, décevant ceux qui restaient accrochés à ses meilleures envolées. Mais les critiques affectaient l’artiste, qui n’a jamais cessé de douter de lui.

Photo: Jacques Nadeau Archives Le Devoir Jean-Pierre Ferland et Isabelle Boulay au spectacle de la Fête nationale du Québec du parc Maisonneuve à Montréal, le 24 juin 2012

Prophète en son pays

Né à Montréal en 1934, passionné de chanson et de musique, apprenant la guitare et se laissant transporter par les ballades immortelles de Félix Leclerc, il tiendra un an l’affiche du théâtre Anjou avec Clémence DesRochers au tournant des années 1960. Son heure de gloire sonna en 1962 après qu’il eut remporté le grand prix du Gala international de la chanson à Bruxelles avec Feuilles de gui. Ferland se produisit longtemps en Europe comme au Québec, humant l’air du Paris qui lui tendait les bras, de retour à Montréal en entonnant « Fais du feu dans la cheminée / Je reviens chez nous ». Sans abandonner les tours de chant à l’étranger, mais en fin de compte surtout prophète en son pays.

En 1976, le mémorable spectacle donné à Québec et sur le mont Royal aux côtés de Vigneault, Charlebois, Deschamps et Léveillée, 1 fois 5, aura été un joyau de sa couronne. En 1989, son opéra Gala à la Place des Arts, sur la muse de Salvador Dalí, se révéla de son côté un flop monumental. Sa propension à se mettre les pieds dans les plats lui causa des ennuis, comme lors de sa prestation avec Ginette Reno au mariage d’un membre des Hells Angels, en 2000, épisode évoqué ensuite en clin d’oeil pour pimenter ses spectacles.

Jean-Pierre Ferland - Figure 3
Photo Le Devoir

Photo: Archives Télé-Québec À l’émission «Station soleil», l’animateur Jean-Pierre Ferland est ici entouré de Louise Forestier, de Nanette Workman et de Marc Laurendeau.

Il rebondissait sans cesse, prenait partout l’affiche, endisquant tant et plus, accueillant bien des femmes artistes, dont il célébrait le talent en les entraînant sur scène. En duo notamment avec Nanette Workman et Ginette Reno, cet homme d’équipe tendait la main aux autres et refusait les étiquettes. Le chansonnier d’antan courtisait le large public toutes générations confondues sur les planches comme au petit écran. La longévité de sa carrière se déclina en plusieurs temps. Toujours bouillant au cours des années 1990 avec son album Bleu blanc blues et ses chansons T’es belle et Montréal est une femme, encore durant le nouveau siècle. L’ancien bourreau des coeurs s’était transformé un bouillant féministe bien en amont du mouvement #MoiAussi.

Ferland n’aimait jamais autant les projecteurs que lorsqu’ils éclairaient d’autres artistes en sa compagnie. Pour cette générosité comme pour tout le reste, son départ afflige la communauté culturelle autant que le public. « Quand j’aurai coupé la ficelle / mettez-moi dans une poubelle », demandait-il dans Le chat du café des artistes. Pas question ! Car le Québec le gardera longtemps à la bouche et à l’oreille. Des chansons, ça vit.

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