(Toronto) Shea Weber a connu une grande carrière sans jamais avoir soulevé la Coupe Stanley. Ironiquement, c’est au moment où son corps l’abandonnait qu’il est passé le plus près. Avec Ben Chiarot, Joel Edmundson et Jeff Petry, Weber formait, en 2021, ce que certains appelaient alors le « Big Four », un quatuor de défenseurs costauds qui a mené le Canadien en finale. Retour sur cette épopée.
21 avril 2021. Le Canadien traverse une séquence de six défaites en huit matchs. Cette équipe bourrée de vétérans se cherche.
Pour une rare fois, le Tricolore est en voie d’en gagner une facile. Il mène 4-1 sur les Oilers en fin de troisième période. Mais Ryan Nugent-Hopkins et Jesse Puljujarvi marquent dans les trois dernières minutes, si bien qu’avec 71 secondes à jouer, c’est 4-3 et ça sent le roussi à Edmonton.
Les dernières secondes sont chaotiques, mais le CH s’accroche et l’emporte. Dans le capharnaüm, Shea Weber bloque un tir. « Un de nos joueurs avait été incapable de sortir la rondelle. Donc Shea a dû plonger pour bloquer un tir et s’est cassé un doigt, se souvient en entrevue téléphonique Luke Richardson, aujourd’hui entraîneur-chef des Blackhawks, alors adjoint chez le Canadien.
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Luke Richardson en octobre 2021
Après le match, même si on avait gagné, Shea avait engueulé l’équipe. Il avait vraiment explosé. Les coachs, ce soir-là, on avait peur d’aller dans le vestiaire ! Après les victoires, normalement, on remettait un prix à notre joueur du match. Je ne suis même pas sûr qu’on l’ait donné ce soir-là !
Luke Richardson, alors entraîneur adjoint du Canadien
Jeff Petry confirme l’anecdote. « On a levé le pied, on a commis des erreurs épouvantables, raconte Petry à La Presse. Je me souviens d’un revirement, du tir bloqué et de ses mots. Shea ne parlait pas souvent, mais quand il le faisait, on écoutait. »
Weber a rencontré les médias vendredi, au Temple de la renommée. Il y a reçu sa bague en attendant l’intronisation de lundi. Il se souvient très bien de cette soirée de 2021.
« Phil [Danault] avait fait le revirement. C’était notre meilleur attaquant défensif, mais je ne sais pas à quoi il pensait cette fois-là ! a-t-il lancé, en mêlée de presse. Après le match, j’étais en douleur, mais je n’y pensais pas. On jouait mal et on avait besoin de gagner. J’adore Phil, c’est un excellent joueur, mais je n’ai pas mâché mes mots ce soir-là. »
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Weber a rencontré les médias vendredi, au Temple de la renommée du hockey à Toronto.
C’était raconté avec la légèreté du gars pour qui c’est maintenant chose du passé. Plus de trois ans après avoir accroché ses patins, Weber a retrouvé une certaine sérénité, même s’il s’ennuie toujours de la compétition et de la camaraderie qui viennent avec la LNH.
Son seul regret : que les séries de 2021 aient été disputées à huis clos, ou devant 3500 spectateurs dispersés. « Il y avait des milliers de gens dans les rues. Je peux seulement imaginer comme ç’aurait été électrique dans le Centre Bell. »
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Shea Weber en avril 2021
Il renouera d’ailleurs avec les partisans dans une semaine, le 16 novembre, quand le Canadien l’ajoutera à son anneau d’honneur aux côtés des autres immortels. « Je suis nerveux, ce sera émotif. Dès que le Canadien m’a appelé, j’ai tout de suite accepté. Puis je suis devenu nerveux en y pensant. Je suis très reconnaissant du soutien des partisans. »
Le parcours du Canadien jusqu’en finale en 2021 a certes cimenté la légende de Weber dans le marché montréalais. Mais si l’ancien numéro 6 entre au Temple, ce n’est pas sur la base d’un simple printemps où tout a cliqué. Sa réputation le précédait avant même son arrivée à Montréal.
On peut remonter aux Jeux de Sotchi en 2014. Claude Julien agissait comme entraîneur adjoint d’Équipe Canada. « Sidney Crosby était notre capitaine, ça allait de soi, mais on aurait pu avoir deux capitaines », se souvient celui qui a coaché Weber à Montréal de 2017 à 2021.
Weber traînait sa réputation dans le milieu, mais aussi dans le grand public, même s’il n’a jamais gagné de concours de popularité face à P. K. Subban, celui contre qui il a été échangé ce fameux 29 juin 2016.
Ce jour-là, Petry visitait le vignoble Vice Versa, dans la vallée de Napa. Vignoble qui appartient aux Québécois Patrice et Samantha Breton. « Patrice recevait plein de messages de ses amis. C’est lui qui m’a appris la transaction ! se remémore Petry, au bout du fil. J’étais renversé. C’était une excellente acquisition. »
Joel Edmundson, lui, a débarqué à Montréal en 2020, soit quatre ans après la transaction. Il connaissait bien Weber parce qu’ils s’entraînaient ensemble l’été à Kelowna.
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Joel Edmundson en novembre 2022
« Plusieurs vétérans étaient là, dont plusieurs gros défenseurs. On plaçait les buts dans les coins, on faisait des batailles à un contre un, à deux contre deux. C’était comme s’il n’y avait pas de rondelle tellement ça jouait dur ! Brent Seabrook, Jordin Tootoo, les frères Schenn, Tyler Myers… Tous ces gars se frottaient à Shea. Il était fort comme un bœuf. »
Petry s’est joint au Canadien à l’hiver 2015. Weber, un an et demi plus tard. À l’été 2019, c’était au tour de Ben Chiarot. Marc Bergevin avait alors sous la main trois des quatre défenseurs qui allaient, avec Carey Price, mener le club à trois victoires de la Coupe Stanley en 2021.
« Dans la bulle à Toronto en 2020, c’était Shea, Jeff et moi. Puis on a ajouté Joel [Edmundson], un autre gros défenseur, se souvient Chiarot, en entrevue téléphonique. En commençant la saison, je me disais : wow, on a quatre gros gars, en plus de Brett Kulak, qui pouvait faire ce travail. C’était unique d’avoir quatre gars capables de patiner et d’être robustes. Ce sont de bons souvenirs. »
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Tomas Nosek, des Golden Knights, face à Shea Weber
Ce sont aussi de bons souvenirs pour Richardson, responsable des défenseurs du Tricolore.
« Je pense que je les avais surnommés les quatre Clydesdale [race de puissants chevaux de trait]. Ces gars-là jouaient beaucoup de minutes malgré leur gabarit. Les équipes en parlent encore. Kevin Dean est assistant ici à Chicago, mais il l’était avec les Bruins et ils nous enviaient. »
Weber a fait partie de grandes brigades défensives, que ce soit avec Équipe Canada, ou à Nashville, avec Roman Josi, Ryan Ellis et Mattias Ekholm. La brigade montréalaise de 2021 était également spéciale.
Je me souviens surtout qu’on jouait beaucoup, qu’on était très durs à affronter. En séries, on a commencé contre Toronto, une attaque explosive. On se disait : on va les neutraliser et on va en tirer une fierté. On les a épuisés, et ça a fait boule de neige.
Shea Weber
Les quatre colosses ont chacun joué de 23 à 25 minutes par match en moyenne en séries. Derrière eux, Jon Merrill suivait avec une moyenne de 13 minutes. Le fossé était abyssal.
Weber était l’ancrage de ce quatuor, mais aussi de l’équipe en général. Richardson a quelques exemples en mémoire, notamment un match au Centre Bell.
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Carey Price et Shea Weber lors d’un match de séries contre les Maple Leafs de Toronto, en mai 2021
« En deuxième période, le défenseur qui joue à droite est loin du banc, explique-t-il. Shea était resté pris sur la patinoire parce qu’on n’arrivait pas à s’organiser, mais les attaquants avaient eu le temps de changer trois fois.
« Pendant cette présence, Shea avait bloqué un tir avec son pied. Il est revenu au banc en furie. Il a regardé en direction des attaquants et a dit : “Êtes-vous corrects, les gars ? Quelqu’un veut une gorgée d’eau ?” Il était tellement sarcastique ! Quand un joueur comme lui agit ainsi, les entraîneurs n’ont rien à ajouter. Le coaching est fait. »
« Il y a certains gars que tu ne veux pas mettre en colère et Shea était l’un d’eux, témoigne Edmundson. Quand ça vient de lui, c’est presque plus dur que si ça vient du coach. »
Vendredi, Weber s’est entretenu pendant une trentaine de minutes avec les journalistes. Il a passé au moins la moitié de ce temps à parler de ses blessures. Il en a même dévoilé une inconnue jusqu’ici : une déchirure à l’aine, subie pendant la demi-finale contre Vegas.
Il garde encore une certaine pudeur lorsqu’il détaille ses traitements. « J’arrivais à l’aréna trois heures en avance et j’allais directement voir le thérapeute », dit-il.
Il avait déjà révélé, lors de l’annonce de son intronisation, qu’il avait eu recours à moult médicaments. La douleur était telle qu’il racontait, vendredi, qu’il devait par exemple « tenir la rampe et faire des pas latéraux » simplement pour descendre l’escalier chez lui.
Weber espérait tout de même revenir au jeu la saison suivante, encouragé par un retour à un calendrier « normal » de 82 matchs, pas condensé. Mais il a dû se rendre à l’évidence.
Personne ne pensait que le 7 juillet 2021 marquerait le chant du cygne pour le capitaine. Mais tous voyaient bien, au quotidien, le travail nécessaire pour lui permettre de jouer, ce qui ajoutait à son autorité morale.
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Ben Chiarot en février 2022
« On avait notre routine quotidienne. Shea était sur la table du thérapeute pour son genou et sa cheville. Moi, j’étais sur l’autre table, se remémore Chiarot. Des fois, il me parlait. D’autres fois, il était moins d’humeur à jaser. C’est un gros bonhomme, et ça prenait beaucoup d’efforts pour lui permettre d’être au point. »
Richardson a souvenance d’un avant-match où, dans la même salle des thérapeutes, un joueur remettait en doute sa participation au match. « Shea était à côté et lui a dit : “Non, tu vas jouer.” Puis il s’est levé d’un trait et il est parti. »
Aux yeux de ses coéquipiers de 2021, il était impossible que Weber fût rendu au bout du rouleau. « Il l’avait encore. Je pensais qu’il jouerait encore au moins un an ou deux », dit Edmundson.
Cette abnégation face à la douleur explique toutefois pourquoi il a donné ses derniers coups de patin à 35 ans. Sa litanie de blessures a commencé par un banal tir bloqué à Buffalo, lors du premier match de 2017-2018. Weber a disputé 25 matchs sur un pied gauche cassé – sans savoir qu’il l’était parce que les premières radiographies n’avaient rien révélé – avant d’abdiquer. On apprendrait après coup que la blessure entraînait des complications au niveau de la cheville et des tendons, et une absence de 11 mois.
« On aurait probablement dû faire d’autres examens, mais dès qu’on m’a dit que c’était une question de tolérance à la douleur, j’ai fait : “Ah oui ? Je vais vous montrer que je suis capable.” J’aurais probablement pu prendre quelques semaines de repos, et peut-être que ça aurait prolongé ma carrière », a reconnu Weber, vendredi.
« Mais je ne jouais pas comme ça. Je voulais jouer le plus longtemps possible sans nuire à l’équipe, peu importe la douleur. C’était mon caractère, je voulais mener de cette façon. Je ne le regrette pas, même si j’aimerais jouer encore aujourd’hui. »