Le gladiateur

25 Nov 2023
Pierre Poilievre

Le dernier sondage de la firme Abacus Data qui porte sur l’impression qu’ont les Canadiens des principaux chefs politiques fédéraux a fait sourire certains stratèges conservateurs. L’opération de séduction que mène Pierre Poilievre depuis quelques mois semble porter ses fruits. La campagne de publicité du Parti conservateur du Canada (PCC) qui met en avant la famille de M. Poilievre l’aurait aidé à adoucir son image auprès des électeurs. De plus en plus de Canadiens ont ainsi une bonne opinion du chef conservateur. Il réussit là où ses deux prédécesseurs, Erin O’Toole et Andrew Scheer, ont échoué. Il est maintenant plus populaire que Justin Trudeau.

Il n’empêche que la fâcheuse habitude de M. Poilievre de passer à l’attaque à la moindre provocation soulève de sérieuses questions sur son caractère. Sa tendance à s’en prendre aux journalistes en essayant systématiquement de discréditer leur travail relève d’une paranoïa envers le quatrième pouvoir qui ferait rougir Stephen Harper, lequel n’avait pourtant jamais caché sa méfiance à l’égard des médias. M. Poilievre a beau se défendre de s’inspirer de Donald Trump, il emploie les mêmes tactiques politiques que celui qui, durant son mandat à la Maison-Blanche, a si souvent qualifié les médias américains d’« ennemis du peuple ».

Lors d’un point de presse, jeudi, à Toronto, M. Poilievre s’en est pris à une journaliste qui lui avait demandé s’il avait agi de façon « responsable » lorsqu’il avait parlé d’une « attaque terroriste » à la frontière canado-américaine, la veille, en Chambre, alors que les autorités des deux pays étaient toujours en train de chercher à déterminer la cause exacte de l’explosion d’une voiture sur le pont Rainbow, à Niagara Falls. L’événement, a-t-on finalement appris, est bel et bien un accident.

En parlant d’emblée d’une attaque terroriste, le chef conservateur avait cherché à appuyer l’argument selon lequel le Canada est devenu un pays plus dangereux depuis que M. Trudeau est au pouvoir. Bien sûr, M. Trudeau n’aurait pas pu être tenu responsable d’un événement qui s’est produit de l’autre côté de la frontière canado-américaine. Mais la sortie de M. Poilievre a mis en relief une autre tendance lourde de la part du chef conservateur, celle de se foutre des détails quand cela fait son affaire.

Le chef conservateur a commencé sa réponse à la journaliste de La Presse canadienne en précisant que l’agence de presse qu’elle représente avait publié « trois faussetés » dans un seul article, prouesse, selon lui, digne du Livre Guinness des records. Il a ensuite accusé le réseau CTV de l’avoir induit en erreur en écrivant sur le réseau X que le Canada privilégiait l’hypothèse d’un acte terroriste. Or, cette information n’a été publiée qu’une quinzaine de minutes après l’intervention de M. Poilievre en Chambre. Au lieu de s’en expliquer, M. Poilievre a encore choisi de tirer sur le messager. La cheffe adjointe du PCC, Melissa Lantsman, a même publié une vidéo de l’échange entre M. Poilievre et la journaliste de La Presse canadienne en déclarant : « La confiance à l’égard des médias est très basse et voilà un autre exemple qui explique pourquoi. »

Cet incident rappelle celui survenu en octobre dernier, lorsque M. Poilievre avait décidé de faire ses choux gras d’un échange avec un journaliste d’un petit journal local de Colombie-Britannique qui l’avait questionné sur les similitudes entre son style politique et celui de M. Trump. Dans la vidéo de cet échange qu’il avait publiée, le chef conservateur semble prendre un malin plaisir à humilier ce journaliste manifestement nerveux, mais infailliblement poli. La vidéo était devenue virale sur Internet et des personnalités de la droite américaine ont salué la finesse avec laquelle M. Poilievre avait supposément remis son interlocuteur à sa place.

C’est selon. Le mépris qu’affiche M. Poilievre envers les journalistes réjouit sans doute ses plus fidèles partisans. Et l’enthousiasme de ces derniers constituera un levier important pour mobiliser la base conservatrice lors de la prochaine campagne électorale. La confiance du public envers les médias d’information est bel et bien en chute libre depuis quelques années, surtout chez les électeurs les plus susceptibles de voter pour le PCC. Très souvent, ces derniers se fient uniquement aux sources d’information (ou de désinformation) qui confirment leurs préjugés. Les stratèges conservateurs savent pertinemment comment les rejoindre.

Cependant, la hargne quasi permanente de M. Poilievre risque de rebuter beaucoup de Canadiens pour qui le décorum et le respect comptent encore en politique. Ils sont peut-être moins nombreux en cette époque où les moeurs politiques américaines sont devenues de plus en plus répandues au Canada. La politique est un sport extrême, dit-on. Mais il y a des limites à toujours jouer le gladiateur.

Basé à Montréal, Konrad Yakabuski est chroniqueur au Globe and Mail.

Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.

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