L'épouvantail Pierre Poilievre
Quand Donald Trump s’est installé à la Maison-Blanche une première fois, la communauté internationale s’est plu à voir en Justin Trudeau un homme qui, à défaut d’être en mesure de lui faire contrepoids, allait au moins faire entendre en Amérique du Nord la voix de la démocratie et de la raison.
Certains se souvenaient peut-être de la façon dont Trudeau père avait fait enrager Richard Nixon en affichant son amitié pour Fidel Castro et en accueillant à bras ouverts les déserteurs qui refusaient d’aller se battre au Vietnam.
Le contraste entre les deux hommes n’avait pas échappé aux Américains eux-mêmes. Le Washington Post avait dressé, citations à l’appui, la liste des sujets, aussi variés que nombreux, sur lesquels les deux hommes étaient en profond désaccord : les changements climatiques, le féminisme, l’accueil des réfugiés, les musulmans… Sans oublier la politesse.
Les Canadiens avaient tout lieu de se féliciter d’avoir remplacé Stephen Harper, qui semblait dangereusement inspiré par la droite américaine, par un homme qui proposait plutôt d’emprunter les « voies ensoleillées », nous protégeant ainsi de la noirceur qui se levait au sud de la frontière. L’animosité du président américain envers le premier ministre semblait même les conforter dans le sentiment qu’ils avaient fait le bon choix.
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Depuis des mois, les stratèges libéraux tentent de présenter Pierre Poilievre comme un « Trump du Nord » qui voudrait importer au Canada la rhétorique populiste et les tactiques dangereuses de son modèle. Maintenant que ce dernier est de nouveau à pied d’oeuvre, il faut s’attendre à voir M. Trudeau agiter l’épouvantail avec l’énergie renouvelée que donne le désespoir.
Bien des choses ont cependant changé depuis. Il y a longtemps que la communauté internationale et les Canadiens ont perdu leurs illusions sur M. Trudeau et ses « sunny ways ». Selon un sondage Angus Reid publié lundi, 38 % des électeurs canadiens croient que M. Poilievre saurait mieux composer avec M. Trump — ou limiter les dégâts —, alors que 23 % estiment que M. Trudeau serait le plus apte. On ne peut pas oublier tout le mal que le président Trump a dit (et sans aucun doute pensé) de ce dernier durant son premier mandat, et même depuis.
Mardi, les électrices américaines n’ont pas donné à Kamala Harris l’appui massif sur lequel elle comptait pour annuler celui que les électeurs masculins ont accordé à M. Trump. À peine 54 % d’entre elles lui ont accordé leur vote. La crainte de voir le droit à l’avortement remis en question un peu partout au pays n’a manifestement pas suffi à les mobiliser.
Rien ne permet de croire que les électrices canadiennes feront mieux. Il est vrai qu’en dépit de la présence d’un nombre important de députés antiavortement au sein de son caucus, M. Poilievre assure qu’un gouvernement conservateur ne remettrait pas en question le droit à l’interruption volontaire de grossesse.
Si les femmes sont généralement plus méfiantes que les hommes envers le Parti conservateur, un sondage Abacus Data réalisé en début d’année indiquait qu’elles avaient une impression négative de M. Trudeau (54 %) nettement plus élevée que de M. Poilievre (39 %). Cela se traduisait par un écart de 12 points en faveur des conservateurs dans les intentions de vote des femmes.
La différence avec le Québec est frappante. Selon le dernier sondage Léger, les libéraux bénéficient d’une avance de 11 points sur les conservateurs chez les femmes, alors que ces derniers ont un avantage de 2 points chez les hommes. Bien entendu, le Bloc québécois demeure largement en tête chez les unes et les autres.
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Si la perspective d’un retour au pouvoir d’un homme aussi vulgaire, menteur, raciste et sexiste (et reconnu coupable de 34 chefs d’accusation) n’a pas réussi à effrayer suffisamment les électeurs américains, peut-on réellement croire que la crainte que son exemple puisse contaminer « le plus meilleur pays au monde » dissuadera les électeurs canadiens de voter conservateur ? L’ampleur de la victoire de M. Trump risque d’ailleurs de conforter M. Poilievre dans la conviction que sa méthode est la bonne.
Pendant toute la campagne, Kamala Harris a répété inlassablement que la démocratie américaine était menacée, que l’ancien président se comporterait comme un tyran dès le premier jour de son intronisation, qu’il abrogerait la Constitution, restreindrait les libertés, utiliserait son pouvoir pour se venger systématiquement de ses innombrables ennemis ou simplement de ceux qui ne sont pas d’accord avec lui. Peine perdue : les électeurs avaient des préoccupations plus terre à terre, comme payer le loyer et l’épicerie. Les mêmes que la plupart des Canadiens.
M. Trudeau risque de ne pas avoir plus de succès en rappelant l’appui de M. Poilievre au Convoi de la liberté, les fréquentations de certains de ses députés avec des éléments d’extrême droite ou sa propre visite dans un campement conspirationniste.
Le chef conservateur a sans doute de très mauvaises manières et la fâcheuse habitude d’insulter les gens, mais cela n’est rien à côté des obscénités proférées par M. Trump durant toute la campagne. En comparaison, il fait un bien piètre épouvantail.
Ce texte fait partie de notre section Opinion, qui favorise une pluralité des voix et des idées. Il s’agit d’une chronique et, à ce titre, elle reflète les valeurs et la position de son auteur et pas nécessairement celles du Devoir.