Il a été professeur de cégep, animateur radio, un peu rappeur, mais surtout le plus grand poète rock que le Québec ait connu. Lucien Francœur a rejoint ses amis Jim Morrison et Rimbaud au paradis des rebelles. Il est décédé mardi à 76 ans.
Publié à 10h55 Mis à jour à 12h42
La nouvelle a été confirmée à La Presse par sa fille, Virginie Francœur. Lucien Francœur était hospitalisé depuis qu’il s’était effondré en pleine rue, il y a deux semaines, après avoir été foudroyé par un malaise cardiaque.
Né à Montréal le 9 septembre 1948, Lucien Francœur est arrivé au rock par la poésie. Minibrixes réactés, son premier recueil, aurait été rédigé d’un trait, après qu’il ait assisté au Gesù à la Nuit de la poésie du 27 mars 1970. Mais ce n’est qu’en 1975, avec la parution du premier album de son groupe Aut’Chose, qu’il commencera réellement à édifier son mythe.
Avec sa courte mais essentielle trilogie de disques complétée par Une nuit comme une autre (1975) et Le cauchemar américain (1976), Aut’Chose offrait alors un contrepoint urbain, insoumis et baveux au folk de Beau Dommage et Harmonium. Le freak de Montréal y célèbre les vertus de l’excès et de la route, de l’Amérique et du rock’n’roll, dans un joual enraciné dans le béton des villes.
PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE
Lucien Francoeur et sa fille Virginie
« Mon père, c’était quelqu’un d’entier », a souligné sa fille Virginie, très émotive, lors d’une courte entrevue avec La Presse. « Il est peut-être mort de ses excès, mais en même temps, il a vécu pour vrai. Jusqu’à sa mort, la création a été au centre de sa vie. Il a toujours vécu pour la poésie et la musique. »
Au cours des deux dernières semaines, à l’Hôpital général juif, l’autrice et réalisatrice a lu les textes de ses poètes préférés – Rimbaud, Miron, Morrison – à son indocile de papa. Elle lui a aussi lu les poèmes amoureux de Clo la gitane (2001), son ode à sa compagne des 45 dernières années, la poète Claudine Bertrand. « Je ne sais pas s’il m’entendait. Mais j’ose espérer que oui. »
Prends-une-chance-avec-moé
Véritable passe-muraille, Lucien Francœur était devenu maître dans l’art de surgir là où on ne l’attendait pas, quitte à bousculer la bien-pensance. Personne d’autre au Québec ne pouvait se vanter d’avoir siégé au conseil d’administration de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois et d’avoir été un animateur vedette sur les ondes de CKOI, comme ce fut son cas dans les années 1980.
Professeur de littérature au cégep et porte-parole de la chaîne de restaurants Burger King, disciple des Stones et grand collectionneur de comic books, gars de chars et cowboy d’Outremont, dont il arpentait les rues les pieds bottés, Lucien Francœur était un paradoxe ambulant, un magnifique affront à un monde amoureux des cases étanches.
Son œuvre littéraire en est néanmoins une des plus importantes de la contre-culture québécoise, avec des recueils comme Les rockeurs sanctifiés (qui lui a mérité le prix Émile-Nelligan en 1984) et Exit pour nomades (1985), sans doute son livre définitif. Si son éparpillement a eu des conséquences négatives, c’est surtout celle d’avoir jeté de l’ombre sur ce majeur travail de poète.
Depuis 2004, il était remonté sur scène avec une nouvelle mouture d’Aut’Chose, composée de plusieurs étoiles de la musique alternative québécoise. Francœur s’était souvent plaint d’avoir été incompris, mais pour Vincent Peake de Groovy Aardvark, Joe Evil de Grimskunk et Michel Langevin de Voivod, l’homme avait été un visionnaire, un innovateur, un véritable guide. C’est d’ailleurs avec cette incarnation d’Aut’Chose que Denis D’Amour, guitariste virtuose de Voivod, a offert certains de ses ultimes concerts, avant d’être emporté par le cancer en 2005.
PHOTO ARMAND TROTTIER, ARCHIVES LA PRESSE
Lucien Francoeur en 2003
« La dernière fois que j’ai écouté les albums d’Aut’Chose, je n’en revenais pas comment ça sonnait encore », a souligné à La Presse son ami, le guitariste Alan Lord, avec qui Francœur a créé son album Le retour de Johnny Frisson (1980). « Ça sonne cinglant. Il n’avait pas la langue dans sa poche. C’était un intellectuel, mais il portait la parole du peuple. C’était un géant de la musique et de la poésie québécoise, mais avant tout, c’était mon chum. »
En solo, Francœur aura lancé cinq albums, dont Jour et nuit (1983), sur lequel figure l’ineffable Rap-à-Billy. Les gitans reviennent toujours (1987) avait pour sa part été réalisé par son ancien ennemi, Gerry Boulet, qui était devenu pour lui comme un frère.
L’an dernier, sa fille Virginie lui a consacré un touchant documentaire intitulé Francœur, on achève bien les rockers, dans lequel elle retournait avec lui, à bord d’une décapotable (évidemment), visiter la Californie qui l’avait fait tant rêver. Le film montrait aussi l’usure que ses nombreux abus avaient fini par imprimer sur son corps. Mais en entrevue, le rockeur semblait goûter à un nouvel apaisement.
Lisez notre texte sur le documentaire
« Quand ils m’ont dit mon âge à l’hôpital, je me suis rendu compte que j’étais dans mon dernier droit », avait-il confié à La Presse en revenant sur une récente hospitalisation. « Alors il faut arrêter de niaiser : il n’est plus question de flirter avec telle ou telle substance, d’aller boire avec les chums au bar. À l’âge que j’ai, si je veux continuer de voir ma fille évoluer, il faut que j’y aille la pédale douce. »
Lucien Francœur laisse dans le deuil tous ceux et celles pour qui il n’y avait pas meilleur moyen de « changer la vie », pour reprendre la formule de Rimbaud, que le rock’n’roll et la poésie.
avec Alexandre Vigneault, La Presse