Départ du cabinet Trudeau | La vengeance de Chrystia Freeland

2 days ago
Chrystia Freeland

Ce n’est pas seulement une démission. C’est une vengeance.

Chrystia Freeland aurait pu annoncer son départ vendredi, ou attendre la fin de semaine. Mais elle a choisi de larguer la bombe au pire moment pour Justin Trudeau : à quelques minutes du début du huis clos pour la mise à jour économique du gouvernement.

Tous les médias s’apprêtaient à étudier ce mini-budget portant sa signature. Ce document, elle n’y croyait pas. Elle vient officiellement de le désavouer. Et elle plombe en même temps le peu de crédibilité économique que M. Trudeau avait encore.

Ne cherchez pas un précédent. Même dans les moments les plus orageux, Jean Chrétien et Paul Martin évitaient de torpiller leurs budgets.

Cela montre l’ampleur du froid entre Chrystia Freeland et son patron. Elle ne s’est pas seulement sentie désavouée. Elle a été humiliée.

L’été dernier, une première fuite dans les médias la ciblait. La cheffe de cabinet de M. Trudeau, Katie Telford, jugeait que Mme Freeland vendait mal les mesures budgétaires de son équipe.

Ce constat, plusieurs analystes le faisaient. Mme Freeland a la réputation d’avoir une meilleure estime d’elle-même que des autres – elle répond aux questions des médias en donnant la dictée et ne donne pas l’impression de prendre les critiques au sérieux. Reste qu’un tel tir fratricide était inusité. Était-ce une simple fuite malheureuse ?

Il devenait de plus en plus évident que non.

En septembre, ce fut la deuxième gifle. M. Trudeau a nommé Mark Carney à la tête du comité spécial sur la croissance économique. Une façon de mettre en valeur celui qu’il rêvait de nommer ministre des Finances.

Mme Freeland a encaissé dans le silence.

À la fin novembre, désespérément à la recherche d’une façon de remonter dans les sondages, M. Trudeau a dévoilé deux mesures ultra-électoralistes : un chèque de 250 dollars pour les travailleurs déclarant un revenu net de 150 000 dollars et moins, et un congé de TPS pour certains achats de la mi-décembre à la mi-février.

À peu près tous les économistes ont dénoncé cette dépense. Même les commerçants sont frustrés – on les force à changer deux fois leurs caisses enregistreuses avec peu de préavis, un véritable casse-tête.

La ministre Freeland était elle aussi sceptique. Pour elle, c’était aussi personnel. Le déficit serait creusé encore plus. Or, elle avait promis de le limiter à 40 milliards. Même si on anticipait déjà que cette cible serait ratée, il n’était pas nécessaire de s’en éloigner davantage.

Mme Freeland a d’abord été loyale. Elle a mené le combat à l’interne. Et après sa défaite, elle s’est rangée derrière son chef. Elle a participé à l’annonce, aux allures d’infopub préélectorale, dans une cuisine de Toronto.

En coulisses, la rumeur circulait toutefois : la ministre était mécontente. La semaine dernière, le Globe and Mail en faisait état. Le reportage comptait 10 sources anonymes. Les témoignages variaient – certains évoquaient une crise, d’autres minimisaient les tensions.

C’est alors que survint la troisième et dernière salve contre Mme Freeland. Un autre article, appuyé sur des sources anonymes, rapportait que M. Trudeau travaillait activement à recruter M. Carney pour en faire son grand argentier.

L’opposition conservatrice flairait le sang. Le premier ministre aurait pu secourir sa ministre. Par exemple, en vantant ses qualités et en lui réitérant sa confiance. Mais à la Chambre des communes, il s’en est tenu à des généralités sur l’assurance dentaire et les autres projets dont il est fier d’être content.

Mme Freeland était ébranlée. En conférence de presse jeudi, elle a retenu ses larmes. De toute évidence, elle anticipait déjà le prochain acte, le dernier. Et celui-là, elle a tenu à l’écrire.

Dans sa lettre de démission, Mme Freeland confirme le remaniement ministériel imminent. M. Trudeau l’en a informé vendredi, dévoile-t-elle. Il est exceptionnellement cruel d’annoncer à une ministre une rétrogradation, puis lui imposer de défendre une mesure impopulaire en laquelle elle ne croit pas.

Le chèque de 250 dollars et le congé de TPS sont des « astuces politiques coûteuses », écrit Mme Freeland. Elle dit avoir déployé des « efforts acharnés » pour s’y opposer.

Voilà où nous en sommes rendus. Avec un gouvernement au bord de l’implosion parce qu’il est incapable de gérer un dossier en apparence aussi simple que d’envoyer de l’argent aux citoyens.

Donald Trump doit noter le tout avec amusement. À la fin janvier, il négociera avec un gouvernement fragile.

Le gouvernement Trudeau était déjà en fin de vie. Le décompte maintenant est lancé. Tout indique qu’il tombera au printemps à son prochain budget, au plus tard. Reste à voir qui déposerait le document.

Les intentions de Mark Carney à court terme sont opaques. Difficile de comprendre quel serait son intérêt à sauter dans un navire qui coule. Attendre le naufrage pour lui permettre de construire un navire à son goût et apprivoiser le métier. Car ne l’oublions pas : cet ex-gouverneur de la Banque du Canada n’a pas d’expérience politique partisane.

M. Trudeau rêve de montrer que son équipe peut encore attirer des talents. Il en a pourtant déjà fait la preuve. La question est de savoir s’il est capable d’écouter ces gens, et de les garder avec lui.

Comme Mme Freeland, Bill Morneau lui aussi s’est lassé de travailler pour un patron qui ne se soucie pas de contrôler les dépenses et qui met la politique économique du Canada au service de sa stratégie électorale. L’homme de Bay Street n’avait toutefois pas d’ambition à devenir premier ministre, et il est resté relativement discret après son départ. Mme Freeland, elle, a accumulé plus de frustrations. Pour M. Trudeau, elle était donc plus dangereuse. Elle vient de le prouver.

On est maintenant rendu à huit ministres qui ont quitté ou qui ont annoncé leur départ depuis l’été. Voyons voir si d’autres ministres suivront dans les prochaines heures. Si c’est le cas, M. Trudeau manquera d’ongles pour s’accrocher au pouvoir.

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