Fermeture d'Al Jazeera en Cisjordanie occupée : où sont les médias ...
Le 22 septembre, l’armée israélienne envahit les locaux d’Al Jazeera à Ramallah avant d’en ordonner la fermeture pendant 45 jours – laquelle sera sans doute prolongée tout aussi arbitrairement. Dans un contexte d’intensification des bombardements israéliens au Liban, de poursuite de la guerre d’anéantissement à Gaza et en Cisjordanie occupée, mais aussi d’étouffement de l’information par les autorités israéliennes, cette attaque est un événement majeur. Ou devrait l’être : dans les grandes rédactions françaises, c’est silence radio.
Armes en bandoulière et pour certains cagoulés, des militaires font irruption au siège d’un média international situé dans un territoire qu’ils occupent et colonisent illégalement ; ils saisissent matériel et documents professionnels ; arrachent le portrait d’une journaliste mondialement reconnue que leur armée a assassinée deux ans plus tôt ; ordonnent l’évacuation immédiate des personnels et prononcent la fermeture de leurs bureaux. Voilà qui devrait terrasser de stupeur les rédactions des grands médias français si promptes à faire valoir leur attachement à la liberté de la presse.
Mais cet événement se déroule en Palestine, le média en question est Al Jazeera et son censeur, l’État d’Israël. Une configuration qui semble justifier le silence assourdissant de la presse française quant à cette attaque d’un État – encore régulièrement présenté comme « une grande démocratie » – contre le droit d’informer, mais également son mépris persistant à l’égard de la chaîne Al Jazeera et de ses journalistes, ciblés de manière incessante et croissante depuis le 7 octobre 2023.
Filmées et retransmises en direct, les images sont pourtant à portée de main. Elles ont d’ailleurs conduit plusieurs organisations professionnelles internationales à élever la voix. Dans un communiqué publié très tôt le 22 septembre, le Comité de protection des journalistes appelle les autorités israéliennes à « cesser de harceler et d’entraver Al Jazeera ». Au même moment, Reporters sans frontières « dénonce une nouvelle fois l’acharnement d’Israël contre Al Jazeera », à l’instar du secrétaire général de la Fédération internationale des journalistes, Anthony Bellanger, interviewé par la chaîne qatarie : « Je tiens à exprimer tout mon soutien et celui de la [FIJ] à la rédaction de Ramallah, une rédaction que l’on empêche de travailler. La politique du gouvernement israélien est d’empêcher toute voix qui pourrait contredire sa ligne officielle. Ils ont détruit tous les médias à Gaza, ciblé et tué des journalistes parce qu’ils faisaient leur travail et maintenant, ils veulent anéantir les médias en Cisjordanie occupée. »
Dans les grands médias français, aucune de ces déclarations ne filtre et l’information passe une nouvelle fois sous le tapis. Ou presque… Assurant le minimum syndical, des titres de presse comme Challenges, RFI, L’Indépendant, Le Monde, Le Figaro, etc. relaient une dépêche AFP sur leurs sites respectifs, diluée en quelques lignes sur les fils d’actualité ou rubriques « infos à retenir du week-end » du Nouvel Obs, France Info ou Libération. À notre connaissance, seule la chaîne France 24 se distingue par un (court) direct de son cru dans l’émission « Autour du monde », présentée par Nabia Makhloufi, au cours duquel sont diffusées les images du raid et le témoignage du chef du bureau local d’Al Jazeera, Walid Al-Omari. Un « nouvel épisode dans la guerre que mène Israël contre la chaîne qatarie » insiste la correspondante de France 24, Claire Duhamel, rappelant que « cela fait des mois qu’Israël tente de faire fermer la chaîne Al Jazeera. C’est le cas en Israël puisque désormais, la chaîne ne peut plus y diffuser, les bureaux de Jérusalem ont été fermés et les visas des journalistes étrangers, révoqués. Mais Ramallah, ce n’est pas en Israël, c’est en Cisjordanie occupée, là où normalement, la souveraineté est à l’Autorité palestinienne ».
Voilà peu ou prou à quoi se résume la couverture des événements dans les grands médias français. Ainsi, outre le fait qu’aucun positionnement éditorial significatif en défense de la liberté de la presse n’ait vu le jour – ni de la part de SDJ, ni de celle des syndicats [1] et encore moins des directions de médias –, les espaces les plus en vue de l’audiovisuel font silence.
Pas le moindre mot sur France Inter par exemple, la radio la plus écoutée du service public. Le dimanche, la grille compte huit journaux principaux et disponibles en replay [2], ce qui représentait ce 22 septembre plus d’une heure et cinquante minutes d’information. La région n’est pourtant pas reléguée aux confins de l’agenda : « L’actualité à l’étranger dominée par le Proche-Orient », déclare même le présentateur du 13h Éric Delvaux en annonce de son journal, qui ne regardera toutefois qu’en direction du « nord d’Israël, [où] ils sont des centaines de milliers à se réfugier dans des abris. Des échanges de tirs entre le Hezbollah libanais et l’armée israélienne […] se sont encore intensifiés ces dernières heures ». Il y aurait beaucoup à en dire, mais reportages et commentaires sont diffusés sur les bombardements au Liban dans chacun des huit journaux d’information. Aucun d’entre eux, en revanche, n’évoque la fermeture des bureaux d’Al Jazeera par l’armée israélienne. Silence radio le lendemain encore, 23 septembre : sur les huit journaux que nous avons écoutés (plus de deux heures d’antenne en cumulé), pas la moindre trace de cette information, qui ne sera pas évoquée non plus ni dans « L’édito géopolitique » – aux commandes, Pierre Haski n’en parlera pas non plus les jours suivants –, ni au cours de l’émission « Un jour dans le monde ».
C’est une information en jachère que nous proposent également les rédactions des deux JT les plus importants du pays. Sur TF1 et sur France 2 les 22 et 23 septembre, les éditions de 13h et de 20h font l’impasse, le service public confirmant par-là tout l’intérêt qu’il porte à la liberté de la presse en Palestine… et à celles et ceux qui tentent de la faire vivre. Pour rappel, l’assassinat de Shireen Abu Akleh (Al Jazeera) – dont les soldats israéliens ont outrageusement décroché le portrait du bâtiment de la chaîne à Ramallah – avait déjà fait l’objet d’un traitement indigent en mai 2022, dans un mélange de désinformation… et d’indifférence.
Sauf erreur de notre part, aucune des quatre grandes émissions politiques dominicales du 22 septembre [3] n’aborde l’offensive de l’armée contre la chaîne Al Jazeera. Une observation des comptes Twitter de BFM-TV, LCI et CNews indique qu’aucune des trois chaînes d’information en continu n’en fait mention non plus – en mai dernier, les deux premières avaient rapporté de manière minimaliste l’interdiction d’Al Jazeera en Israël. Quant au Parisien, un tweet diffuse la dépêche AFP pour mieux faire valoir… la propagande israélienne : « La chaîne de télévision qatarienne Al Jazeera est accusée par Israël d’"inciter et de soutenir le terrorisme". » (X, 22/09)
« Une stratégie d’étouffement de l’information »
L’absence de réaction – et même de couverture substantielle – de la part des médias français face à cet événement s’ajoute à l’interminable liste des « deux poids, deux mesures » qui structurent le traitement médiatique de la guerre menée par Israël contre la Palestine, comme elle témoigne des œillères occidentalo-centrées des rédactions françaises [4].
La coordinatrice de l’Agence Média Palestine Imen Habib nous invite aussi à « replacer cette attaque dans un plus vaste contexte d’étouffement de l’information » :
Imen Habib : Il y a d’abord une stratégie évidente de la part du gouvernement israélien, puisqu’Al Jazeera est non seulement influente, mais aussi la dernière chaîne qui continue de couvrir en continu ce qui se passe dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Et ses journalistes, parmi les derniers à pouvoir témoigner. Ensuite, il faut rappeler que cette répression peut aussi se produire parce que l’accès à Gaza est toujours interdit aux journalistes internationaux. Il n’y a pas assez de focus là-dessus, ça ne fait plus du tout la Une. C’est pourtant une situation qui met en danger les journalistes palestiniens et ceux d’Al Jazeera plus spécifiquement. Enfin, cette attaque s’inscrit dans une stratégie plus globale de répression des journalistes. L’État d’Israël veut faire un black-out de l’information, tout simplement. Nous avons reçu récemment le président du syndicat des journalistes palestiniens. Il dénombre aujourd’hui 165 journalistes palestiniens assassinés depuis octobre 2023. Des journalistes sont aussi arrêtés, blessés, attaqués, à Gaza mais évidemment aussi en Cisjordanie, en particulier à Jénine, Tulkarem et Hébron. Il a également fait état de graves incidents récents : des tirs directs contre des équipes de presse, au cours desquels au moins quatre journalistes ont été blessés et où des balles réelles, à trois reprises, ont atteint les caméras des journalistes. Pour donner une idée de leur augmentation très inquiétante, le syndicat recense 62 attaques en août, contre 10 en juillet. Il a enfin rapporté 153 cas d’agressions physiques et verbales, mais aussi de violations diverses des droits des journalistes, allant de l’intimidation à la destruction du matériel, en passant par l’interdiction de circuler. À Gaza, huit journalistes ont été assassinés rien qu’au mois d’août.
Imen Habib rappelle également combien « cette accélération de la répression contre Al Jazeera est permise par la loi qui a été votée en Israël en avril dernier, à 70 voix contre 10, visant à censurer toute critique ». Comme l’indiquait alors l’AFP, cette loi – d’ailleurs dite « Al Jazeera » – a été adoptée « dans le cadre d’une procédure accélérée à la demande de Benyamin Netanyahou » et « donne au Premier ministre et au ministre des Communications le pouvoir d’ordonner l’interdiction de réseaux étrangers opérant en Israël et de confisquer leur équipement si les autorités estiment qu’ils représentent "un danger réel pour la sécurité de l’État" ».
Un contrôle accru des médias « extérieurs », auquel fait écho, « à l’intérieur », « la forte augmentation de la censure des médias [israéliens] » révélée par 972 Mag (20/05), qui alertait d’ailleurs dès le 1er novembre 2023 quant à l’étude d’un « projet de réglementation d’urgence » au sein du gouvernement israélien. « Il faut bien comprendre que ce ne sont pas seulement les journalistes d’Al Jazeera ou sa rédaction qui sont concernés par ce qui s’est passé à Ramallah, renchérit Imen Habib. C’est l’ensemble de la profession, c’est l’ensemble des journalistes qui sont menacés. Nul doute que cette loi pourrait s’appliquer à d’autres médias, y compris des médias occidentaux. Donc ne pas s’exprimer là-dessus, c’est permettre une aggravation des conditions de travail des journalistes en général. »
Aussitôt la loi votée, Al Jazeera fut interdite de diffusion en Israël à la suite de « raids […] dans ses bureaux situés à Nazareth (nord d’Israël) et à Jérusalem-Est » (L’Orient-Le Jour, 23/09). L’interdiction courait initialement sur 45 jours. Mais le 11 septembre 2024, elle fut renouvelée pour la quatrième fois, Benyamin Netanyahou n’ayant pas hésité pas à qualifier Al Jazeera de « chaîne terroriste » qui « incite à la haine contre les soldats de Tsahal » (X, 1/04). Cette « campagne de diffamation » fut dénoncée comme telle à plusieurs reprises par RSF, qui insiste également sur la nocivité de « l’amalgame incessant du journalisme avec le "terrorisme" », lequel « met en danger les reporters et menace le droit à l’information partout. » Le 1er août, l’ONG rappelait à ce propos qu’« avec la mort d’Ismail al-Ghoul et Rami al-Rifi, le nombre de journalistes d’Al Jazeera tués à Gaza s’élève à cinq, tous ciblés par des frappes directes selon les informations de RSF. Le journaliste Hamza al-Dahdouh – fils de Waël al-Dahdouh, chef du bureau d’Al Jazeera à Gaza – et son collègue Moustafa Thuraya – ont été tués par une frappe israélienne ciblée début janvier. Un mois plus tard, Waël al-Dahdouh a lui-même été blessé par une autre frappe de drone ciblée qui a tué le caméraman d’Al Jazeera Samer Abu Daqqa. »
Dans un tel contexte, le silence des médias dominants à propos du raid de l’armée israélienne dans les bureaux d’Al Jazeera à Ramallah relève d’une insondable faute morale, professionnelle et politique. En particulier lorsque l’on sait que quatre jours plus tôt, le 18 septembre, l’Assemblée générale des Nations Unies adoptait une résolution exigeant notamment [5] de l’État d’Israël qu’il « mette fin sans délai à sa présence illicite dans le Territoire palestinien occupé, laquelle constitue un fait illicite à caractère continu engageant sa responsabilité internationale, et qu’il le fasse au plus tard 12 mois après l’adoption du texte. » La fermeture d’Al Jazeera en Cisjordanie, tout comme la confiscation de matériel professionnel, revient à fouler aux pieds cette résolution à peine édictée. Un terrain, enfin, que la plupart des médias français continuent de sous-investir, malgré le contexte décrit par Orient XXI (24/09) : une « intensification des violences […] depuis le 7 octobre et qui a entraîné la mort de près de 700 Palestiniens, dont 187 à Jénine », où « les magasins sont ravagés, les infrastructures civiles éclatées et les maisons défigurées par les balles. Selon les habitants et les journalistes sur place, c’est la première fois en 22 ans que les forces armées attaquent l’ensemble du tissu urbain. »
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En 2020, plusieurs têtes d’affiche du PAF manifestèrent devant l’ambassade d’Algérie, parmi lesquelles les présentateurs de journaux télévisés Laurent Delahousse, Anne-Claire Coudray ou Gilles Bouleau, pour soutenir le journaliste Khaled Drareni [6], arrêté, emprisonné et condamné pour « atteinte à l’intégrité du territoire national ». Ces vedettes du journalisme peuvent donc se mobiliser lorsque le droit d’informer et à l’information sont attaqués. Jusqu’à quand resteront-ils silencieux devant la répression d’un État colonial qui attaque de front la liberté de la presse, censure des médias jusque dans les territoires occupés, tue délibérément des journalistes et verrouille, depuis bientôt un an, l’accès à un territoire que son armée réduit en cendres ?
Pauline Perrenot